Il est toujours difficile de choisir entre deux possibilités à cause de la peur du regret. Mais il faut se dire que, quel que soit son choix, du positif et du négatif sortiront de l'un et de l'autre. Pour la soirée du lundi 22 mars 2010, il fallait choisir entre Phoenix à l'Olympia et Peter Gabriel à Bercy. Et finalement, un échange de salle aurait été parfait pour avoir un meilleur son. Seulement, on ne peut pas tout avoir, et si on prend le problème sous un autre angle, avoir le choix, c'est quand même un luxe, non ?
Le monstre sacré britannique, jouant la carte des souvenirs d'enfance et d'adolescence, et celle du mystère avec l'annonce de son concert "Orchestra - No Drums - No Guitars", gagne ma préférence devant la hype des petits frenchies de Versailles et leur Olympia.
Que d'excitation en entrant dans Bercy, même si le choix de la salle semble douteux... Se dire qu'enfin on va pouvoir entendre une voix tant entendue qu'elle en est devenue familière, et voir un génie qui continue d'innover après tant d'années, c'est rare. Le nom de cette tournée porte parfaitement son nom : New Blood. Oui, Peter Gabriel offre un nouveau concept de concert et une nouvelle vie à la musique : autant celle des autres avec son sublime album de reprises Scratch my Back, que la sienne.
À 20 heures, pendant que les retardataires s'installent, Peter Gabriel entre très modestement sur scène pour annoncer sa première partie, assurée par Ane Brun. Courte prestation puisque la chanteuse norvégienne jouera seulement deux chansons, seule avec sa guitare acoustique. Si sa musique n'est absolument pas désagréable, et qu'elle fera partie des secondes voix (avec Mélanie, la fille de Peter) pendant tout le concert, elle n'arrive pas à la cheville de Kate Bush sur Don't Give Up en fermeture du show.
Mais revenons au début, parce que le programme de la soirée est très organisé. Derrière un rideau de diodes électroluminescentes, on s'installe. Et alors que l'orchestre philharmonique entame les premières notes de Sledgehammer, et que le public exulte, Peter Gabriel entre sur scène et interrompt le morceau. Ce soir, on fait autre chose ; il avait prévenu tout le monde. S'exprimant en français, et ce pendant tout le concert, il dit que les tubes ce sera pour plus tard, et que pour l'instant, ils vont jouer Scratch my Back en entier (Peter s'aidera des paroles de chaque chanson sur papier).
Dès les premières notes de Heroes, le cœur se sert et la gorge se noue, comme à l'écoute de l'album. Il n'y a qu'un génie pour reprendre un génie et créer à nouveau la magie. C'est une pure merveille et je serais curieuse de savoir ce que Bowie en pense. Les premières larmes coulent sur ces paroles de The Boy in the Bubble : "Don't cry, Baby don't cry". La relecture de la chanson de Paul Simon est parfaite. Ensuite, Mirrorball (Elbow) et son arrangement digne d'une des plus belles musiques de film donnent ce genre de frissons qui n'en finissent plus. Le corps est tendu mais le doux piano de Flume l'apaise. De toutes les reprises de Peter Gabriel, c'est sûrement celle qui se rapproche le plus des émotions que donnait la version originale (par Bon Iver). Vient le mélange des sons graves et aigus de Listening Winds (Talking Heads). Les cordes se parlent et s'entremêlent, c'est une danse musicale magnifique qu'offre l'orchestre philharmonique de Radio France.
Scratch my Back est vraiment un album-concept à l'identité construite, équilibrée et harmonieuse. La chanson suivante en est la preuve, car si The Power of the Heart (Lou Reed) transmet une émotion forte, c'est avec une délicatesse infinie. Pas comme la force des montées de My Body is a Cage. Gabriel a réussi à donner cette maturité qui manquait à la version d'Arcade Fire. Sa force, c'est aussi de savoir transcrire l'espoir en mélodies et de redonner le sourire aux auditeurs et spectateurs. Alors que pendant toute cette première partie le visuel est basé sur une ambiance aux formes et aux lignes plutôt abstraites, à dominante rouge, sur The Book of Love (The Magnetic Fields), une jolie petite histoire animée illustre les paroles de la chanson, qui se finit sur une touche humoristique. De quoi détendre le public avant la triste I Think It's Going to Rain Today (Randy Newman) et l'intense Après Moi (Regina Spektor) qui débute magistralement dans un sursaut de trompettes. En ce qui concerne Philadelphia de Neil Young, Peter Gabriel l'a simplement remise au goût du jour, tout en finesse. L'album, et donc la première partie, se termine sur la reprise risquée de Street Spirit (Fade Out) de Radiohead : une beauté épurée, une nouvelle chanson qui n'a plus rien à voir avec l'indétrônable version de Thom Yorke.
Mais le public de Bercy peut-il sentir et ressentir la valeur et l'émotion de chaque note jouée ? J'en doute sérieusement. Il est loin d'être à la hauteur de la grande classe présente sur scène. C'est une grande déception que de constater le manque d'enthousiasme à l'écoute de Scratch my Back en live. De plus, comment faire comprendre à certains qu'on est venu écouter Peter Gabriel et pas eux ? Impossible sans se faire insulter : c'est le monde à l'envers ! L'égoïsme et l'irrespect sont de sortie et gâchent le concert des autres. Sans trop s'attarder sur le sujet, et pour le clore, une dernière preuve désolante : le public n'est réactif que sur les tubes Blood of Eden, Solsbury Hill et Don't Give Up.
Une deuxième partie constituée donc de ses anciennes chansons. La dynamique après San Jacinto et Downside Up en duo avec sa fille : Us, Us, Us, Up, Up, et un final sur Solsbury Hill extraite de son premier album, Car, mêlé à quelques notes de L'Hymne à la Joie (Beethoven). Un problème technique retardera de deux minutes le déroulement du show. Le rappel est bruyant et énergique, et c'est la voix de Youssou N'Dour qui se fait entendre ; belle surprise sur In Your Eyes donc : les deux sont tout sourire et s'éclatent. Et même si la voix de Youssou est puissante et claire, Peter n'a pas à rougir de sa performance. Les années passent et il conserve sa voix au timbre si particulier : une délectation pour les oreilles pendant tout le concert qu'il termine sur un petit cadeau au piano.
Malheureusement, même si l'album Up se prêtait admirablement à une adaptation orchestrale, n'ont été jouées que Darkness et Signal to Noise : deux pépites profondes au milieu des tubes dansants. Mais dans l'ensemble, comme pour Scratch my Back, il y a un vrai travail d'arrangement sur ses anciennes chansons, et cela ne fait que confirmer le génie de Peter Gabriel. Les archets ont touché les cordes comme s'ils frôlaient ma peau : frissonnant.
Peter Gabriel et l'orchestre philharmonique de Radio France auraient sans conteste mérité un Olympia ou une Salle Pleyel, et un public plus ouvert et moins nostalgique.